Ses chefs lui ont dit que "sans vaccin elle sera virée".
Infirmière élégante mais angoissée, dans une épicerie de quartier.
Elle est à coté de moi, dans un espace somme toute réduit, et elle parle au téléphone; tellement inquiète qu'elle ne baisse même pas le son de sa voix.
Depuis cette fin de semaine, elle le dit, elle le répète, "je ne pense plus qu'à cela".
Sans nuances, sa hiérarchie lui a dit qu'elle devrait prendre la porte.
Au-delà des dispositions légales, sans aucun doute, et sans aucuns ménagements le discours des médecins avec lesquels elle travaille aurait été particulièrement direct.
Ce sera le vaccin ou la porte.
Cette infirmière, les soins, elle le dit et le répète à sa sœur (à la fin je saurai que c'est sa sœur avec qui elle parle), c'est toute sa vie. C'est "20 ans d'hôpital".
Vingt ans de métier pas facile, mais passionnant.
Elle doit être dans "le privé" je suppose, car dans la fonction publique hospitalière on ne "vire" pas de la même façon. Pas aussi facilement, pas aussi brutalement.
On se croise, on se recroise dans les rares allées de la toute petite surface où je suis allé chercher vraiment l'essentiel qui manque à mon déjeuner de ce dimanche midi. Je n'ai même pas de sac, tout va tenir dans mes mains jusqu'à la maison.
La première chose qui retient l'attention c'est l'élégance toute simple de la dame.
Forcément, puisque le visage est soigneusement masqué de bleu ciel.
La seconde chose, c'est l'angoisse dans la voix.
La troisième c'est l'injustice, la brutalité de la mesure annoncée d'office, face à la fragilité de cette silhouette féminine, face à la douceur de cette voix qui se brise à répétition.
On se croise et on se recroise, mais je ne la connais pas. Alors je n'ai rien dit.
Que dire, sans lui dire que j'écoute son angoisse?
Que dire, alors que les autres personnes présentes baissent les yeux, détournent la tête en l'entendant...?
Elle ne pleure pas, elle n'est pas au bord des larmes, elle est juste frappée par ce qu'elle ressent comme une injustice.
Il lui suffirait de se faire vacciner, me direz-vous.
Mais elle ne veut pas se faire vacciner. C'est son droit.
Elle est infirmière depuis vingt ans, ce qui veut dire qu'en dépit de son apparence elle a au moins quarante ans. Elle sait ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas, pour sa santé.
Le drame, c'est qu'elle ne veut pas tricher, elle ne veut pas "partir en dépression" comme sa sœur apparemment le lui suggère. Elle ne veut pas s'inventer une maladie.
Le drame, c'est que visiblement cette infirmière est honnête et que donc elle ne sait pas comment s'en sortir, comment faire face aux dépenses de la rentrée.
Mais non, non et non, elle ne veut pas de la vaccination qu'on lui impose avec ce véritable "chantage à l'emploi".
Alors elle cherche du travail, ailleurs. Sans succès, au milieu de l'été.
Je l'écoute, pas trop longtemps d'ailleurs, car mes courses sont brèves.
Je ne sais pas faire cuire certaines choses sans un minimum de matière grasse, par exemple, donc il fallait bien que je passe par là.
Et je ne dis rien, comme les autres. Je passe à la caisse, et je m'en vais.
C'est là que le caissier passe un article de la cliente suivante, et elle croit que c'est à moi.
Personne ne dit rien, sauf elle, qui m'interpelle de peur que je ne parte sans ce que j'ai payé.
Je la détrompe, tout va bien. Elle me prie de l'excuser de son erreur.
Non seulement elle est élégante et attentive, mais en plus elle est polie.
Alors je reste un instant de plus.
Pour la remercier.
Pour lui dire que depuis le début j'entends ce qu'elle dit au téléphone.
Pour lui dire que son employeur - quel qu'il soit - n'a pas le droit de lui faire ça.
On n'a pas le droit de menacer de la sorte une infirmière de 20 ans d'expérience.
Je lui explique en quelques mots le texte, la notion de suspension, les règles à respecter.
Je ne la vois pas sourire, car elle est masquée, mais je vois ses yeux.
Elle a eu un mot gentil en réponse à son angoisse.
Elle a eu quelques notions de droit, elle qui n'a que des notions de médecine.
Et visiblement, elle se sent mieux.
Elle me le dit. Elle m'en remercie.
Tout est dit.
Je repars.
Non, dans ce cas-là on n'en profite pas pour échanger des coordonnées.
Le bien est fait, et il est meilleur qu'il reste anonyme.
Petite épicerie de quartier, un dimanche matin.
Un mot de solidarité.
Deux sourires libres derrière un masque imposé.
Trois lignes (ou presque) pour vous le raconter.
Nous vivons une époque formidable, et je vous souhaite un bel été.
Didier CODANI
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