Le tramway de Nice vers 19h20, ligne 1 qui se remplit.
Une scène vécue 250 fois par an pour ceux qui travaillent.
C'est affligeant de banalité.
Mais ce jour-là, ou plutôt ce soir, je vois monter un homme qui tranche un peu sur la population laborieuse qui rentre à la maison à la fin d'une journée de travail.
Un look plus marqué, un homme noir de 40 ans environ qui visiblement ne travaille pas dans une banque, une administration centrale, et voire même... qui pourrait bien ne pas travailler du tout.
Pas inquiétant, nonobstant un parfum assez caractéristique d'eucalyptus poivré.
Il a fumé, et ça ne devait pas être des Gauloises.
Mais enfin, avec son masque en tissu blanc à la main, ses lunettes noires cerclées de blanc il n'est nullement agressif. Disons même... rigolo; sans aucun sous-entendu péjoratif.
Pourtant, la situation va assez vite se crisper.
Un des voyageurs, blanc du même âge que lui, lui signifie par geste le port obligatoire du masque. Certes, il est un peu décalé dans ses réactions, mais il a bien l'intention de porter son masque et il le dit.
Nouveau geste, que je vois comme désobligeant de là où je suis, et d'un coup, après avoir haussé les épaules comme pour fustiger l'incapacité d'un noir à comprendre les règles de la vie en société... le blanc quitte le compartiment pour un compartiment voisin.
Soudainement, le noir, en dépit de son état un peu lent à réagir, comprend les associations de gestes, le fait de ne pas même lui adresser la parole, et cette place vivement abandonnée comme s'il était pestiféré, contagieux.
Il fait le lien, avec un temps de retard, entre le regard méprisant, le geste méprisant, le haussement d'épaules méprisant, et ce silence comme s'il n'était pas digne que l'on lui adresse la parole.
Le mélange du tout, détonne.
Il invective, sans crier, mais à voix haute, ce blanc qui si ostensiblement le méprise.
Il le fait sans se déplacer, sans l'agresser physiquement, mais sa protestation est forte.
Il dit, non sans peine mais très fermement, trois choses:
En premier que lui et ses parents avant lui, toute sa famille, sont Français, et que lui et ses parents, par leur travail, (ses parents surtout, je crois...) ont contribué à construire la France.
Il affirme qu'il est Français, Musulman, et qu'il a autant de droit qu'un autre à prendre le tramway, à être là, à occuper cette place; il a payé son billet.
Enfin lui vient un mot qui est me semble-t-il l'argument le plus lourd pour lui:
"J'ai fait l'Armée, moi, Monsieur"!
C'est à cet instant que je réalise que ce noir au look cordial, rigolo, est en colère en dépit des euphorisants.
Les gens sourient un peu de le voir s'énerver, car en dépit de la force et du volume de ce qu'il dit il ne donne pas une image agressive. Même s'il finit par traiter le blanc de "fasciste".
Les gens sourient, là où je vois deux choses peu communes.
La première est son argumentaire pour prouver son attachement à sa nationalité:
La famille, le travail, et la patrie.
Travail - Famille - Patrie.
Les mots qui lui viennent pour dénoncer un raciste sont la devise de la France de Vichy.
Les valeurs de 1940 restent pour lui, noir victime d'un raciste, celles qui dans son esprit embrumé viennent en premier.
Ensuite, l'argument fort avec lequel il entend défendre ses droits à la citoyenneté:
"J'ai fait l'Armée".
Entendons-nous bien, ce brave homme n'était ni Maréchal de France ni héros de guerre.
Il indique tout bêtement qu'il a effectué durant quelques mois son Service National.
Mais qu'il ait réellement ou non effectué un service militaire, ce qui compte c'est l'invocation.
Jamais je n'aurai imaginé, ce soir, entendre un tel homme, revendiquer avec autant de force d'avoir un jour porté l'uniforme de militaire Français... pour défendre son honneur.
Je vous rassure, la plus grande partie du compartiment, raciste inclus, ne l'a probablement pas compris.
Mais cet homme, ce Français, noir, Musulman, piqué au vif dans son honneur... renvoyait au visage du raciste le travail, la famille, et la patrie, avec en fer de lance son service militaire.
Je n'ai pas assisté à la fin de l'échange.
Je ne prends pas le tramway pour rédiger des billets de blog, mais pour rentrer chez moi.
Alors je suis descendu à la station qui m'allait le mieux.
Il n'y avait d'ailleurs pas vraiment de violence à l'horizon quand je suis sorti.
En revanche, il y avait une chose qui m'a surpris moi-même:
S'il y avait eu plus qu'une altercation verbale, et quels qu'en eussent été les risques... C'est ce Français noir, Musulman, un tant soit peu "fumé", que j'aurai soutenu.
Cela, jamais je n'aurai cru que cela m'arriverait un jour.
Finalement, je ne dois donc pas être raciste...
En tous cas, à mes yeux, le patriotisme de l'un de nos concitoyens passe avant sa couleur de peau, sa religion, ou la marque de ses cigarettes sans tabac.
On en reparlera...
Je vous souhaite le bonsoir, nous vivons une époque moderne.
Didier
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